Il faut que la matière grise nous le dise.
Articles pour les jeunes, par les jeunes, sans oublier les neurones.
Nous savons tous que la culture est quelque chose de formidable, un privilège et un plaisir. Cependant, c'est un plaisir qui peut faire grincer des dents lorsque nous revoyons en boucle les mêmes clichés ... Nous dédions cette rubrique à l'exploration des contre-clichés et aux innovations admirables qu'a produits la culture contemporaine pour briser les modèles patriarchaux. Littérature, cinéma, théâtre, musique, arts visuels : partagez vos coups de coeur !
Le musée caché de Berlin
Je voudrais vous parler d’un musée que j’ai découvert il y a quelques semaines. Je vis et travaille depuis plusieurs mois à Berlin, la ville des mille et un musées. J’y ai fait une partie de mes études d’histoire de l’art aussi, pendant six mois. Et pourtant je dois dire que je n’ai jamais eu l’impression d’avoir fini de faire le tour de tous les musées de cette ville. Entre les espaces d’exposition officiels (les musées en bonne et due forme), les espaces d’expression temporaires (souvent des bâtiments qui doivent être détruits et qui sont investis pour quelques semaines par des street-artistes avant leur démolition) les squats officieux et les galeries d’art, c’est impossible de prétendre avoir déjà tout vu ici. J’aimerais donc partager avec vous l’une de mes dernières découvertes : « das verborgene Museum », en français le musée caché, secret. Un tel nom dans une ville de Moldus, avouez que ça en jette. Alors j’y suis allée, et c’est vrai qu’il faut ouvrir les yeux (ou suivre fidèlement Google Maps) pour trouver ce petit musée dont l’entrée est cachée par des plantes au fond d’une cour intérieure, dans un quartier des plus tranquilles.
Das verborgene Museum est un espace officiel dont le principe est d’exposer uniquement des artistes femmes des siècles passés. Presque toutes les formes artistiques sont représentées, de la photographie à la peinture en passant par la sculpture et l’architecture. Lorsque j’y suis allée, il y avait une exposition sur les photographes de guerre en Europe au vingtième siècle. On pouvait alors voir les clichés de nombreuses femmes photographes pris au cours de batailles ou auprès des civil.e.s pendant les deux Grandes Guerres, pendant la Guerre d’Espagne… Cette exposition permettait notamment de voir le point de vue de nombreuses femmes pendant la guerre, ce moment de l’histoire toujours réservé aux hommes. Car quand on parle de guerre on pense aux hommes politiques qui les ont menées, on pense aux soldats (au vingtième siècle, presque uniquement des hommes) et on se réfère aux récits d’historiens, majoritairement masculins eux aussi. Peu de place pour les femmes, donc, dans nos représentations habituelles de la guerre. Alors une exposition comme celle-ci redonne de l’importance aux regards de ces contemporaines. Nous voyons les photographies d’artistes, de reporters dont nous lisons les noms pour la première fois. La plupart de ces images sont d’importants témoignages historiques, ou sont d’une qualité esthétique et artistique incroyable. Et si leurs auteures restent largement méconnues, soyons honnêtes, c’est uniquement parce qu’elles étaient des femmes. Gerda Taro, par exemple, fut une photographe qui a documenté de manière exceptionnelle la première année de la Guerre d’Espagne. Elle est très peu connue alors que son mari, photographe lui aussi, est une référence mondiale dont tout le monde a déjà vu au moins une fois les images (j’ai nommé Robert Capa). En associant le thème de la guerre à des travaux de femmes, cette exposition obligeait donc d’emblée chaque visiteur.se à repenser complètement sa représentation de la guerre.
Un musée comme celui-ci permet de donner de la place à une catégorie de personnes normalement exclue des espaces d’exposition. Dans les collections des musées « mixtes », c’est-à-dire les musées qui ne sélectionnent pas les artistes qu’ils montrent en fonction de leur genre, les femmes sont systématiquement sous-représentées, voire pas représentées du tout. Les collections comportent majoritairement des œuvres d’artistes masculins parce qu’il était interdit aux femmes d’étudier aux beaux-arts et donc de prétendre au statut d’artiste pendant bien trop longtemps. Même si les musées font depuis des années des efforts dans leur politique d’acquisition pour faire entrer dans leurs collections des œuvres de femmes, ces dernières restent forcément sous représentées. Et on les voit bien plus en tant que muses qu’en tant qu’artistes. Elles sont toujours peintes sur les toiles, sculptées dans le marbre sous les traits de Vénus ou de Nymphes des bois, toujours séduisantes, dociles et à demi-nues, mais ne sont jamais elles-mêmes auteures des œuvres. C’est pour cette raison qu’il y a de quoi sauter de joie quand un musée prend l’initiative d’accueillir uniquement des artistes femmes qui n’ont pas pu être connues jusqu’à présent du seul fait de leur genre. Cela permet de leur donner une visibilité qu’elles ne peuvent toujours pas avoir aujourd’hui dans les musées.
Bien sûre, cela pose question aussi, ce principe d’exclure les artistes hommes de tout un musée. Et puis il est temps de reconnaître qu’on n’est pas forcément homme OU femme. On peut être ni l’un ni l’autre parce qu’on ne se reconnaît pas dans l’un des deux genres. Et choisir des artistes du fait de leur genre féminin les réduit aussi, en quelque manière, à ce genre. Les artistes sont sans cesse cantonnées à leur genre, il est la raison même de leur présence ici. C’est ce qui pose question pour moi. C’est aussi dommage, parfois, de s’interdire d’exposer des hommes. Parce que ça retreint, ça empêche de faire le rapprochement entre le travail de différent.e.s artistes au-delà de leur genre, justement. Et ces rapprochements auraient parfois été hautement intéressants dans l’exposition que j’ai vue. Malgré tout, même quand on se restreint aux femmes, on voit qu’il y a énormément d’artistes et de travaux totalement inconnus à découvrir, et pour ma part, je crois que ces espaces d’exposition où les hommes n’ont pas leur place n’empêchent pas ces derniers d’être largement représentés dans l’espace public. Je ne tolèrerai plus les espaces exclusivement féminins lorsque tous les genres auront leur place dans les collections de musées sans discrimination. Comme nous avons des siècles d’histoire de l’art à rattraper pendant lesquels il fallait être homme pour être artiste, je pense que le musée caché de Berlin a une longue vie devant lui.
Quelques questions subsistent dans mon esprit intranquille : pourquoi s’appeler « musée caché » ? Est-ce de l’ironie ? Mais dans ce cas, pourquoi ne pas tout faire pour ne plus être caché ? Le but n’est-il pas de montrer ces artistes femmes au public, de les mettre sur le devant de la scène pour casser nos stéréotypes une bonne fois pour toutes ? Dans une ville aussi grande et dynamique que Berlin, que fait ce musée largement inconnu des Berlinois.es pour changer le cours sexiste de l’histoire de l’art ?
Site du musée : http://www.dasverborgenemuseum.de
Ecrit et édité le 26.03.2018 par Julia Ben Abdallah
Gerda Taro, 1936 © ICP
Dua Lipa - New Rules
Née à Londres, d'origine Kosovare, la jeune chanteuse avait déjà sorti plusieurs singles, dont notamment “No Lies” (ft. Sean Paul) en 2016. Mais maintenant, à 22 ans elle a tapé dans le mille en 2017 avec son hit “New Rules”. Un peu à contre-courant, on l'aime parce que ...
Les paroles
Le refrain définit trois règles fondamentales
1. Don't pick up the phone, you know he's only calling 'cause he's drunk and alone (Ne décroche pas, tu sais qu'il appelle seulement parce qu'il est bourré et seul - oui, bon on s’est tou.te.s retrouvé.e.s dans cette situation au moins une fois.)
2. Don't let him in, you know you'll have to kick him out again (Ne le laisse pas rentrer, tu sais que tu devras le virer encore une fois)
3. Don't be his friend, you know you're gonna wake up in his bed in the morning (Ne sois pas son ami, tu sais que tu vas te réveiller dans son lit au matin)
Puis, une phrase accrocheuse, répétée avec confiance : “if you're under him, you ain't gettin' over him” - si tu es sous lui, tu ne peux pas tourner la page. Et on imagine sous lui dans tous les sens : sous lui physiquement au lit, mais aussi sous son pouvoir, sous lui hiérarchiquement ...
Voilà les règles que la chanteuse, ou du moins le personnage auquel la chanteuse donne voix, se pose pour essayer de tourner la page sur un gars qui, de toute évidence, ne lui a pas fait que du bien. Avec des expressions réitérées en écho telles que “Out of my mind” (perdre la tête), “too many times” (trop de fois) ou encore d’autres qui suggèrent l’insomnie, on devine qu’il s’agissait d’une relation toxique et malsaine. Etant donné que cette rupture l'affecte autant physiquement que mentalement, il lui faut donc reprendre sa vie en main, établir des limites pour son bien-être et passer à autre chose. Elle a dit elle-même dans un entretien : “Il s’agit de garder une certaine distance par rapport à une personne qui est mauvaise pour toi.”
Le clip vidéo
Le mieux dans ce clip ? L'absence totale d'hommes. Pas qu'on soit opposé.e.s aux hommes, au contraire; mais qu'est ce que ça fait du bien de voir un clip qui n’idéalise pas l'homme, qui ne le met pas au centre d'une ronde de femmes quasi-nues (par exemple, se référer au clip “Andalouse” de Kendji, si on a besoin de se raviver la mémoire et se donner la nausée). Comme l'idée de la chanson c'est justement d'oublier un gars qui la souffrir, c'est déjà une marque de son pouvoir que de ne pas l'inclure dans le visuel. Loin des yeux, loin du coeur.
Au contraire, le clip insiste sur la sororité* qu'elle a formée avec ses amies. Ce sont elles qui vont l'aider à s'en sortir. Elles l'aident à respecter ses propres règles, lui enlevant le téléphone des mains lorsqu'elles sentent une faiblesse. Elles sont un soutien moral concret ; pas des ami.e.s hypocrites. Nous voyons d’ailleurs à quel point elles sont proches dans les images de groupe, où la chanteuse n’est carrément plus perceptible. Son visage se mélange avec celui de ses amies lorsqu’elles forment des lignes dynamiques, voire presque géométriques, de femmes unies, jouant avec les formes de leurs corps et de l’hôtel vintage où est filmé le clip.
On note aussi que ce sont ses amies qui la font progresser. Le clip raconte la préparation pour une soirée, un leitmotiv d’initiation typiquement féminine. Au début elle est en position faible, ce sont ses amies qui dirigent son mouvement à travers la chambre. A la fin, inversion des rôles : elle aide une amie à faire exactement la même chose. “Empowered women empower women” : les femmes émancipées émancipent d’autres femmes.
On apprécie aussi la diversité des femmes, ce qui manque souvent dans les clips vidéos. Dua Lipa elle-même est loin d'être une poupée Barbie, de par ses cheveux et sa couleur de peau, un héritage visible de ses origines kosovares. Et en plus elle chante entourée de femmes de couleur comme de femmes blanches, qui reflètent la diversité culturelle actuelle de Londres, où Dua Lipa a grandi.
Le clip s’est aussi fait remarquer pour son univers coloré, loin des clips de rupture mornes et dépressifs qu’on a l’habitude de voir. Mais ici, la couleur est introduite notamment grâce aux vêtements plutôt vintages présents dès le début. Autre point positif : elles se trainent en robe ou en robe de chambre avant de se mettre sur leur trente-et-un pour la fête au bord de la piscine. Mais oui, entre filles on s'en fout de son apparence, on sent bien qu’il n’y a pas de jugement entre ce groupe d’amies, seulement du soutien. Elle illustre un “safe space”, un espace où elle peut montrer ses émotions, et se préparer pour sortir, à l'abri des jugements négatifs.
*sororité : l’équivalent féminin de “fraternité”
La musique en soi ...
Electro, incisif, souvent en écho, son rythme nous invite à nous pavaner comme elle au bord d’une piscine. Un beat profond, grave qui contraste parfois avec les notes plus aiguës de la chanteuse, et qui mélange à la fois les percussions et le son des cuivres. Le tout culmine dramatiquement, pour ajouter de l’emphase, au “I got new rules, I count ‘em.”. Bref, on espère vraiment que Dua Lipa et son tube seront encore présents cet été, histoire de remplacer “Despacito” en 2018 … Elle a en tout cas bien commencé en décrochant le weekend dernier un Brit Award*.
*Brit Award : Prix britannique pour les musicien.nes du pop. Dua Lipa a fait record le 21 février en tant que première musicienne à être nominée dans cinq catégories distinctes, et a remporté le prix de la meilleure artiste solo féminine. Voir son speech sur scène où elle rend hommage aux femmes de la musique.
Ecrit le 26.02.2018 par Elinor Burnard, édité par Julia.
C'est elle qui l'a dit !
"My idea of feminism is just wanting equality. It's just wanting women to be treated the same and to have equal opportunities. I guess we just need to teach the younger generation. Whatever I can do in my circle, however, I can use my platform to get things out - that's the most important thing for me."
L’idée que j’ai du féminisme, c’est simplement une volonté d’égalité. C’est vouloir faire en sorte que les femmes reçoivent le même traitement et aient les mêmes opportunités. Je pense qu’il suffit d’apprendre ça aux jeunes générations. Par contre, tout ce que je peux faire à l’intérieur de mon cercle, tout ce que je peux diffuser à travers ma plateforme - c’est ce qui est le plus important pour moi.
A revisiter aussi dans la même playliste ...
Lady Gaga - Born this Way (sur les droits LGBTQ+)
Kesha - Praying (sur l’abus sexuel)
et bien sûr … Gloria Gaynor - I will survive.